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Entretien avec Pierre
Nora
Inventeur du concept des lieux de mémoire
Journal Le Monde 2, 18 février 2006
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Pierre Nora, signataire d’une pétition
Liberté pour l’histoire lancée
par un groupe d’historiens le 12 décembre 2005,
père du concept des lieux de mémoire—ces
lieux physiques et idéels qui forment la quintessence
de l’identité nationale—, universitaire de
carrière, éditeur, directeur d’ouvrages
dont Les lieux de mémoire en trois tomes, donnait
une entrevue au journal Le Monde le 18 février dernier.
Nous vous faisons part des grandes lignes de sa pensée
sur l’histoire, la mémoire, la société
française et le politique.
Pierre Nora établit une distinction entre l’histoire
et la mémoire. L’histoire est une discipline qui
est toujours à la recherche de la vérité
à partir de ce qui n’est plus, mais qui a laissé
des traces. La mémoire, portée par un groupe,
présente un volet affectif, plus épidermique,
plus immédiat, quelque chose d’absolu; elle est
engagée, intéressée, à l’aise
dans ce qui réconforte, et, en cette période de
mondialisation et de dépersonnalisation, acquise plus
par l’expérience vécue que transmise par
la tradition et l’école. Par exemple, Nora mentionne
le 10 mai comme jour de commémoration en France de l’abolition
de l’esclavage, date choisie non par référence
au 27 avril, jour anniversaire de l’abolition en 1848,
mais en lien avec l’anniversaire de la Loi Taubira du
10 mai 2001 qui considère l’esclavage et la traite
des noirs comme un crime contre l’humanité.
Face à cette mémoire, d’autant plus revendicatrice
qu’elle constitue le fondement identitaire de minorités,
qui demande à être intégrée dans
l’histoire majoritaire ou nationale —par exemple
la mémoire juive qui a demandé que l’État
reconnaisse sa responsabilité dans la déportation
et l’extermination des juifs— l’historien
doit conserver toute sa liberté; il doit mettre en garde
de juger les événements d’hier à
l’aide de critères d’aujourd’hui, il
doit faire tenir compte de l’évolution des mentalités,
de la différence des temps. Nora ne met cependant pas
une coupure entre histoire et mémoire, reconnaissant
que l’une et l’autre peuvent s’enrichir mutuellement
de leur contenu.
Soulignant la tendance des dernières vingt années,
Nora met en évidence le déficit de mémoire
transmise en comparaison avec la mémoire acquise. Cette
faiblesse de la mémoire transmise, donc celle qui repose
largement sur l'histoire, expliquerait en partie le malaise
actuel qui se perçoit chez certains groupes. Vu sous
cet angle, le défi de la mémoire s'impose comme
un enjeu très actuel.
Parlant de la liberté de l’historien, Nora affirme
que le politique ne doit pas lui dicter quoi rechercher et quoi
penser, il ne doit pas prescrire l’histoire. Toutefois,
il le reconnaît comme une autorité de conciliation
entre mémoires conflictuelles; il lui reconnaît
le rôle de cadrer et d’orienter la mémoire
collective. Pour Nora, il existe cependant une seconde autorité
de conciliation, c’est l’histoire, qui finit par
s’imposer, car, selon lui, la mémoire divise et
l’histoire seule réunit.
Gilles Durand
15 novembre 2006 |
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