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vendredi 29 mars 2024

Commission de la mémoire franco-québécoise

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Molière

memoires vives

Les relations du Québec avec la France ont-elles changé au cours du second empire colonial français?
Quelques réflexions suscitées par le colloque sur La Capricieuse et les actes qui viennent d’en être publiés.


L’année 2005 marque le 150e anniversaire de la venue de la corvette La Capricieuse dans le port de Québec et des visites effectuées par son commandant, Paul-Henri Belvèze, dans le Bas-Canada et le Haut-Canada. La Commission franco-québécoise sur les lieux de mémoire communs a profité de l’occasion pour organiser un colloque en vue d’expliquer et de faire connaître les différentes facettes de cette visite, ses causes immédiates et aussi lointaines que la Conquête, les suites qui en ont découlé jusqu’à la Première Guerre mondiale. Dix-sept chercheurs de part et d’autre de l’Atlantique ont été invités à présenter des communications. Deux de ceux-ci, Yvan Lamonde et Didier Poton, en ont dirigé la publication dans un ouvrage de 400 pages récemment paru (2006) aux Presses de l’Université Laval sous le titre La Capricieuse (1855) : poupe et proue. Les relations France-Québec (1760-1914).

Pour bien comprendre les relations de la France et du Québec, le lecteur doit parcourir l’ouvrage en gardant en mémoire les deux périodes de l’expansion coloniale française. La première, celle du premier empire colonial français, est principalement orientée vers l’Amérique du Nord, et surtout vers les Antilles pour l’obtention de sucre, d’épices et de bois d’ébène. Elle est ponctuée de deux grandes dates qui conduisent à sa liquidation : 1763 avec la signature du Traité de Paris et 1803 avec la vente par Napoléon I de la Louisiane aux Américains, une surface plus grande que celle des États-Unis de l’époque. La deuxième période, celle du second empire colonial, commence en 1830 avec la conquête d’Alger. Cette fois, la France regardera en direction de l’Afrique occidentale et équatoriale, de l’Asie et de l’Océanie. L’ennemi sera dorénavant l’Allemagne. L’orientation, donnée en 1830, se fait d’abord plus discrète sous le Second Empire (1852-1870) avec l’empereur Napoléon III. Elle prend son envol à partir de la Troisième République (1870-1940), à la chute de ce dernier, qui correspond aussi, aux plus grands déshonneur et malheur des Français, à la perte de l’Alsace-Lorraine aux mains d’une Allemagne montante et menaçante. Le gouvernement français voit dans la colonisation un moyen de redonner puissance et prestige à la France humiliée par la défaite de 1870, et aussi, dans le court terme, pour le cas de l’Algérie, un exutoire pour les populations d’Alsace-Lorraine désireuses de rester sous la tutelle française. Mais tout au long de cette période, comme au temps de la Nouvelle-France, le Québec et le Canada ne seront pas les principaux partenaires économiques de la France (Bruno Marnot, Didier Poton). Les relations entre la France et le Québec continuent, mais elles sont surtout de nature privée, en ce qui concerne les individus et les organisations.

L’événement de juillet-août 1855. D’où vient la corvette La Capricieuse? Quel sens donner à sa visite?

Autant de questions étudiées par cinq des auteurs (Robert Pichette, Jean-François de Raymond, Jacques Porte, Patrice Groulx, Jean-Marie Huille). La corvette La Capricieuse fait partie de la Station navale de Terre-Neuve, composée à l’époque de quelques navires de guerre, stationnés dans les eaux du golfe Saint-Laurent avec pied-à-terre aux îles Saint-Pierre et Miquelon. La corvette a pour mandat d’apporter du support aux pêcheurs français sur les Bancs de Terre-Neuve. En juillet 1855, la corvette n’arrive pas à Québec en direct d’un port de la côte de l’Hexagone. Elle naviguait déjà dans les eaux du golfe. Elle s’est engagée dans le fleuve après avoir fait un arrêt à Sydney, Cap-Breton, pour se ravitailler. Son entrée dans le port de Québec découle d’une initiative personnelle de son commandant, Paul-Henri Belvèze, désireux de développer les relations commerciales entre la France et la Province du Canada de l’époque, des relations bien en dessous de celles que la France entretient avec l’Empire britannique et les États-Unis. Belvèze accomplit un mandat approuvé par les ministères des Affaires étrangères, de la Marine, et du Commerce, mais il n’est pas en mission diplomatique. La France ne veut pas amener la Grande-Bretagne à douter de sa fidélité.

Deux des maillons de la chaîne qui relie la France et le Québec, le livre et la librairie

Les Français n’ont pas oublié les Québécois. La réciproque est également vraie. « La page avant la voile » comme l’écrit Gilles Gallichan. Les imprimés circulent au Bas-Canada et au Québec sous l’Union. Les journaux français jouent le rôle d’agences de presse pour la presse québécoise. Les individus traversent l’Atlantique (Anthony Grolleau-Fricard). Martin Bossange, libraire parisien, envoie son fils Hector apprendre le métier à New York. Hector traverse ensuite la frontière canadienne et lance un commerce du livre à Montréal en louant des espaces à Louis-Joseph Papineau, dont le coût peut être défrayé par des publications remises au locateur. En mars 1819, Hector repasse en France pour poursuivre le commerce du livre. Marié à Julie Fabre, Hector est le beau-frère d’Édouard-Raymond Fabre, qui apprend le commerce du livre à Paris auprès de celui qui est son beau-père, Martin. Le fils d’Édouard-Raymond fera aussi des études à Paris, Charles-Édouard, le futur évêque et archevêque de Montréal. Hector Bossange reste aussi en contact avec les libraires québécois pour les alimenter. Les Bossange et les Fabre jettent les bases d’un réseau qui dépasse le commerce du livre.

Les troubles de 1837-1838, la même approche de la France que lors de la rébellion des Treize Colonies au 18e siècle?

À la suite des troubles de 1837, Louis-Joseph Papineau se réfugie aux États-Unis, mais ses positions modérées et son refus de l’abolition du régime seigneurial divisent le groupe des patriotes qui se sont réfugiés avec lui aux États-Unis. Ne pouvant les rallier à lui ni compter sur une aide quelconque du gouvernement américain, Papineau s’exile en France de 1839 à 1845. Là encore, son séjour à Paris ne peut lui obtenir aucun soutien du gouvernement français. Les insurrections de 1837-1838 sont plus ou moins bien vues des journaux français, en fonction des intérêts des partis politiques qu’ils desservent : Papineau doit s’en remettre à son vieil ami, le libraire Hector Bossange, sur qui il peut compter. Ce dernier profite d’un voyage d’affaires en Amérique à l’automne 1841 pour essayer de lever, auprès de l’élite politique canadienne-française, un tribut en faveur du chef patriote. Mais déjà, l’élite ne le reconnaît plus comme chef; Papineau n’aura d’autre choix que de mettre en valeur sa seigneurie en bordure de la rivière Outaouais (François Labonté, Françoise Le Jeune, Yvan Lamonde).

L’école, les livres de lecture scolaires sous la Troisième République

Pour rappeler les grandeurs de la France, l’Hexagone, mais aussi la France d'outre-mer et la France passée, pour inculquer le sentiment colonial et donner le goût d’aller aux colonies, le milieu scolaire demeure une clientèle à privilégier et le manuel de lecture scolaire un moyen à retenir. Patrick Cabanel le démontre dans son étude sur les livres de lecture scolaires qui circulent en France sous la Troisième République. Destinés à l’usage des enfants, ces ouvrages présentent les péripéties de jeunes voyageurs à travers la France et l’empire colonial français tel qu’il existe alors et tel qu’il a existé avant 1830. En traçant les frontières d’une patrie qui tiennent compte des pertes récentes et des gloires passées, ils développent le sentiment patriotique et donnent une direction migratoire. Ils gardent aussi vivant dans la mémoire le souvenir de l’Alsace-Lorraine, cette autre province perdue, comme le Québec en 1763, dont l’amputation au profit de l’Allemagne n’a jamais été acceptée et connaîtra un heureux dénouement à la suite de la Première Guerre mondiale. Il est difficile d’évaluer l’impact de ces manuels scolaires sur ceux qui en ont fait la lecture en classe ou même près de leur bibliothèque personnelle, mais il semble certain, par l’importance des tirages et les nombreuses réimpressions, qu’ils ont joué un rôle non négligeable pour garder vivante la mémoire des grandeurs passées de la France.

La France, plus qu’un souvenir, une mère patrie dont on attend le retour

C’est tout le sens de l’article de Yolande Grisé sur la poétique de la corvette La Capricieuse. La corvette a été source d’inspiration de nouveaux venus comme de Québécois bien enracinés. Le poète et chansonnier Jacques-Adolphe Marsais fait partie du premier groupe. Marchand de vin originaire d’Angoulême, il profite de la visite de Belvèze pour mettre à profit son talent de compositeur et de chanteur; peu connu de la postérité, il n’en multiplie pas moins les occasions de chanter ses sentiments d’affection à l’égard de la France et sa fierté de ses origines françaises. Dans le deuxième groupe, le poète du cru, Octave Crémazie, propriétaire à Québec d’une librairie prospère avec ses deux frères, emprunte une voie qui le mènera à la notoriété. Il se laisse inspirer par la venue de La Capricieuse pour composer un poème, le « Vieux soldat canadien ». Vétéran de la victoire française de Carillon, celui-ci surveille sur les remparts de Québec le retour de la mère patrie. Ce poème et d’autres qui suivent ne laissent pas indifférents ses compatriotes. Tout en entretenant la mémoire et l’amour de cette France glorieuse, ils valent à Crémazie d’être considéré comme notre premier poète national.

L’Acadie et le Québec, un observatoire pour tester la viabilité du second empire colonial français

Dans la seconde moitié du 19e siècle, le sociologue Edme Rameau de Saint-Père, un Français établi à Alger, donne son appui à la colonisation de l’Algérie, les débuts de la construction du second empire colonial français. Partisan de l’expansion de la race française par le biais de la colonisation, il publie, en 1859, La France aux colonies. Études sur le développement de la race française hors de l’Europe. Les Français en Amérique, Acadiens et Canadiens. Pour lui, la colonisation française réussira en autant qu’elle reste fidèle à la langue, aux valeurs intellectuelles, aux traditions, au catholicisme et à la justice sociale. Rameau partage les idées du mouvement leplaysien, insistant sur la liberté, la responsabilité et la propriété individuelles, en particulier celle du sol, le rôle des organisations professionnelles à base confessionnelle. Il ne refuse pas l’industrialisation et le commerce, mais ceux-ci ne doivent pas se faire au détriment de la vie intellectuelle de la nation. Il voit dans la résistance des populations de l’Acadie et du Québec à l’américanisme une confirmation de ses idées procoloniales. Une telle résistance se maintiendra en autant que le mouvement colonisateur sera dirigé vers le nord et l’ouest du Québec et sera encadré par l’école et la paroisse. Toutefois, vers la fin de sa vie, survenue en 1899, Rameau commence à douter de la fidélité à la tradition française comme force suffisante pour résister au matérialisme qui a cours au sud de la frontière. Ce doute donne en même temps naissance à un autre, le poids des Canadiens français dans la fédération canadienne. Rameau exerce une influence plus grande au Québec qu’en France; ici, ses idées ont un certain impact sur le mouvement de colonisation. Il propage aussi les notions de liberté et de responsabilité individuelles, telles que répandues par les disciples de Frédéric Le Play, apportant par là une contribution à la mise sur pied en 1911 de l’École sociale populaire. Enfin, sa croyance en la mission intellectuelle française en Amérique trouve écho auprès d’intellectuels québécois comme l’historien nationaliste Lionel Groulx (Pierre Trépanier).

Quand les intérêts politiques et économiques se mêlent aux préoccupations culturelles. Le Canada français, non plus seulement un laboratoire d’observation de la bonne entente entre deux races, mais aussi une force sur laquelle il faut compter

 

Edifice à Paris
Délégation générale
du Québec à Paris
Rue Pergolèse, Paris
Crédit

Tel apparaît le sens qu’il faut donner à la pensée de ce Français issu d’une vieille famille protestante de souche alsacienne, André Siegfried, et à l’un de ses ouvrages paru en 1906, Le Canada, les deux races. Au tournant du 19e siècle, les idées d’expansion coloniale, de mission de la France dans le monde ont toujours cours. Toutefois, le contexte n’est plus le même que celui dans lequel a évolué Edme Rameau de Saint-Père. L’Allemagne se fait plus menaçante, la France sent davantage le besoin de se ménager l’amitié de la Grande-Bretagne; en 1907, c’est la signature de la Triple Entente. Les préoccupations économiques occupent une plus grande place, tarif préférentiel pour la France et augmentation des exportations canadiennes de ce côté-ci. Le monde politique est plus présent : Laurier se rend à trois reprises en France entre 1897 et 1907; le Canada acquiert une personnalité internationale. Inspiré par une vision unitaire et fédéraliste du Canada, Siegfried est séduit par la coopération entre les deux races. Il travaille à la développer, le Canada étant rattaché à la couronne britannique. Siegfried participe au conseil de direction du Comité France-Amérique fondé en 1911, un organisme chargé de coopération économique et culturelle entre la France et le Canada. Il n’apparaît pas accorder beaucoup d’importance à la balance du pouvoir dans la fédération canadienne, non plus qu’au nouveau nationalisme qui se répand sous l’influence de Lionel Groulx (Gérard Fabre).

Des maillons de cette chaîne qui relie la France et le Québec, les communautés religieuses, les prêtres séculiers

La venue au Québec de nombreuses communautés religieuses et de prêtres séculiers à vocation enseignante et pastorale, s’explique par deux facteurs principaux : leurs motivations religieuses de même que des initiatives individuelles ou reliées à un ordre religieux en particulier. Entrent dans la première catégorie, les conséquences de la Révolution de 1789 de même que les mesures républicaines anticongréganistes votées en France entre 1880 et 1914 : service militaire obligatoire, interdiction aux congrégations d’enseigner. À la deuxième catégorie se rattachent les démarches de l’archevêque de Montréal pour recruter en France de même que l’invitation des Sulpiciens faite aux Frères des Écoles chrétiennes de venir enseigner à Montréal. Il ne faut cependant pas sous-estimer la communauté de langue qui donnait entre autres la possibilité aux ordres religieux de faire du recrutement au Québec et de se développer. L’implantation au Québec d’un grand nombre de communautés religieuses françaises dont les membres sont formés Outre-Atlantique n’est pas sans avoir joué un rôle considérable dans la formation des jeunes, dans le contenu des sermons et du message livré en regard des autorités britanniques, et même dans la diffusion des arts. Mentionnons à ce chapitre des contributions : celle de l’abbé Philippe-Jean-Louis Desjardins du Séminaire des missions étrangères de Paris qui envoie, dans les années 1810, 200 tableaux religieux au Séminaire de Québec pour distribution aux paroisses et communautés religieuses du diocèse; celle du frère des Écoles chrétiennes, Marie-Victorin, fondateur du Jardin botanique de Montréal et auteur de la Flore laurentienne; et, d’une façon plus générale, toutes celles des communautés religieuses enseignantes à la préparation, à l’adaptation et à l’édition de manuels scolaires pour les écoles du Québec (Guy Laperrière).

La présence de l’État, des individus et des organisations au cours de la période qui a précédé et suivi la visite de La Capricieuse. Des pistes de recherche et de rapprochement entre la France et le Québec

En conclusion, Yvan Lamonde et Didier Poton rassemblent les grands éléments qui se dégagent des relations France-Québec entre 1760 et 1914. Le contexte international et les intérêts de la France, désireuse de se ménager l’appui de la Grande-Bretagne, jouent un rôle important. Les relations protéiformes aux niveaux économique, social et culturel, découlant de l’activité des individus et des réseaux à caractère familial, amical, culturel et religieux, ouvrent la porte à plusieurs projets de recherche : à titre d’exemples, l’aide apportée par l’empereur Napoléon III à diverses sociétés de colonisation du Québec; les origines de l’École sociale populaire en regard de son prédécesseur, la Société canadienne d’économie sociale de Montréal, et du mouvement leplaysien en France; le Comité France-Amérique de Paris et sa filiale de Montréal à la base, entre autres, de la création de la Maison des étudiants canadiens à Paris; la pêche française sur les Bancs de Terre-Neuve, la Station navale française en opération du 18e siècle jusqu’à tout récemment, le pied-à-terre que constituaient et constituent toujours les îles Saint-Pierre et Miquelon, etc.


Gilles Durand

 

 

Crédit photo : http://www.mri.gouv.qc.ca/paris/index.asp
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