Mémoires vives,
Bulletin numéro 22, octobre 2007 |
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L’état de la question La rareté des témoignages directs sur l’image du Canada répandue en France aux XVIIe et XVIIIe siècles – étant donné l’absence presque totale de traces de correspondance privée – oblige le chercheur à recourir à des indices indirects pour tenter d’approcher l’opinion que pouvait se forger le Français moyen à propos de la réalité canadienne. Des chiffres sur l’immigration Le premier de ces indices découle des chiffres mêmes de l’immigration entre la France et la Nouvelle-France, lesquels attestent au premier chef de l’intérêt limité des habitants de la métropole pour les neiges du Saint-Laurent. Dans l’état actuel des connaissances, on évalue à environ 33 500 le nombre total de Français ayant hiverné au moins une fois dans la vallée du Saint-Laurent avant 1760. Un tel effectif représente le départ annuel moyen d’environ 10 personnes par million de Français vivant à cette époque, comparativement à des taux infiniment supérieurs de 500, 680 et 3 000 émigrants partis annuellement vers les colonies américaines pour chaque million d’Espagnols, de Britanniques et de Portugais. L’image de colonie délaissée que suggère cette comparaison est renforcée par le fait que l’immense majorité des partants pour Québec n’avaient pas réellement choisi cette destination et que plus de la moitié de ces migrants ne se sont pas installés définitivement dans la colonie, par suite le plus souvent d’un retour en métropole. Les contraintes Comment expliquer la minceur du flux migratoire entre France et Nouvelle-France et l’impuissance du Canada à transformer ses visiteurs en colons ? La plupart des auteurs récents ont invoqué les structures économiques de la colonie – fondées sur le commerce des fourrures et l’agriculture – qui n’exigeaient pas une abondante main-d’œuvre. Ce facteur fondamental doit être complété par au moins trois autres : tout d’abord, l’incontestable sédentarité des Français au cours des XVIIe et XVIIIe siècles ; ensuite, l’absence de volonté réelle de l’État à promouvoir l’émigration vers le Nouveau Monde ; enfin, le refus obstiné d’autoriser l’établissement de protestants en Nouvelle-France. L’image du Canada Mais, hormis ces contraintes économique, culturelle, étatique et religieuse qui ont jugulé dès le départ toute possibilité de migration massive de Français au Canada, il est un facteur que la recherche a négligé jusqu’à maintenant et qui explique en partie le désintérêt des Français pour la colonie laurentienne : l’image du Canada comme pays dangereux, froid, distant et peu propice à un établissement réussi. Par quels moyens les Français pouvaient-ils percevoir cette image ? Examinons-en brièvement trois : la correspondance privée, les publications relatives à la Nouvelle-France et le ouï-dire. Dans la correspondance personnelle et les actes notariés Doit-on conclure de la rareté des lettres personnelles conservées jusqu’à nos jours à la quasi-absence de relations épistolaires entre les immigrants et leurs familles laissées en France ? Certainement pas, car en plus du témoignage de lettres interceptées par des corsaires britanniques et gardées au Public Record Office de Londres, les actes notariés attestent la connaissance qu’avaient souvent les immigrants et leurs familles d’événements survenus outre-mer (mariages, décès, successions, etc.) et nous convainquent de l’étroitesse des liens, notamment épistolaires, qui unissaient fréquemment les membres d’une même famille séparés par l’océan. Comme on l’a observé dans les colonies britanniques, les colons devaient entretenir une correspondance régulière avec leurs parents et amis, ce que permettait d’ailleurs l’alphabétisation relative d’environ la moitié d’entre eux au XVIIe siècle. L’exemple des Acadiens réfugiés au Poitou après la Déportation ajoute une autre confirmation à l’existence de relations épistolaires normales entre parents séparés par l’océan : le départ de certains d’entre eux pour la Louisiane en 1784 suscita un échange de lettres qui se poursuivait encore au début du XIXe siècle. Dans les publications et la « littérature grise »
Le ouï-dire Enfin, il ne fait aucun doute que le ouï-dire joua un rôle important dans l’opinion, positive ou négative, que se formèrent un grand nombre d’éventuels émigrants. La plupart des témoignages connus à cet effet font référence à des relations verbales comme source d’information sur le Canada. À quels informateurs pouvaient s’alimenter tous les gens qui manifestaient leur intérêt pour la colonie ? Peut-être à des parents ou amis établis en Nouvelle-France qui avaient fourni des nouvelles écrites ou verbales, éventuellement communiquées par l’entremise de voyageurs. On peut cependant croire que les nombreux migrants rentrés en métropole, qui représentaient – rappelons-le – plus de la moitié des immigrants passés au Canada, ont constitué le premier vecteur de l’information coloniale. Leur influence considérable auprès des colons potentiels s’apparentait vraisemblablement à celle des voyageurs anglais retournés à Londres et Bristol. Comme peu d’immigrants ayant vécu quelques années au Canada ont pu rapporter des fortunes colossales, la légende d’un Eldorado nordique n’a jamais pu se constituer ni entraîner le départ de contingents nombreux d’aventuriers. Si l’effectif de partants pour le Canada n’a pas égalé celui de 200 000 migrants attribué pour les Antilles, c’est entre autres parce que l’image du pays d’accueil n’était pas la même. Que pouvaient raconter ces hommes et ces femmes qui avaient fait le choix de ne pas s’établir dans la vallée du Saint-Laurent ? D’abord, que ce pays était d’accès difficile, exigeant une navigation océanique d’environ deux mois, vécue dans des conditions pénibles et dangereuses, et la remontée du fleuve Saint-Laurent reconnue périlleuse à cause des vents et des courants. Ensuite, que les conditions hivernales extrêmes isolaient la colonie six mois par année. Au XVIIe siècle, plusieurs facteurs rendaient le milieu canadien encore plus inhospitalier : le déséquilibre des sexes, qui perdura jusqu’à la fin du siècle et força les hommes en surnombre à se replier massivement en France ou à courir les bois ; les menaces iroquoises, qui ont sans doute eu un impact plus lourd sur le plan psychologique que démographique ; le caractère rudimentaire et primitif des premières installations, qui pouvait mettre à l’épreuve les meilleures volontés. Une importante piste de recherche Quels sont les chaînons qui, à l’échelle locale, permettaient à la « rumeur du Canada » de se développer et, éventuellement, d’entraîner des émigrants à la suite du départ d’un parent ou d’un ami ? Pour répondre à cette question, la recherche devra s’attaquer à reconstituer la généalogie des solidarités de famille et de voisinage qui ont dû mobiliser la majorité des immigrants établis. Déjà amorcé, le travail ne manquera de tirer le meilleur parti des sources françaises. Yves Landry (Mortagne-au-Perche) yves.landry@wanadoo.fr |
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1 - Résumé d’une note de recherche intitulée « Les Français passés au Canada avant 1760. Le regard de l’émigrant », parue dans la Revue d’histoire de l’Amérique française, volume 59, numéro 4, printemps 2006, p. 481-500. [Retour au texte] | ||
Crédit
: Bibliothèque et Archives Canada, no de référence
C-004462 |
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